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Mes deux balles (1)

René Magritte, La condition humaine II (1935)Derrière mon écran

C'est Toto qui va aux putes, mais il a que cinq francs. Oh, croyez bien que je m'en veux amèrement d'user d'un procédé aussi détestable à seule fin de capter un instant votre attention fluctuante, alors qu'au fond un sobre "Il est trop bien le dernier Marc Levy !!!" eût peut-être suffi. Mais là, je ressens le besoin impérieux d'exhiber devant vous et sans fausse pudeur ma grosse déception quant au monde virtuel.

Je ne parle pas, évidemment, de cet échange d'il y a un mois sur un tchat avec Grosse_cochonne_en_string_rose69 qui, tandis que j'avance prudemment : "Tu m'as l'air drôlement salope", me rétorque avec un manque de tact navrant : "Tu as lu Guerre et Paix ? Moi j'adore !"

Non, non, il y a pire. J'ai fini par m'en rendre compte en lisant ici et là sur la grande Toile les réflexions des internautes préoccupés, à bon droit, de savoir qui se cache vraiment derrière chaque écran.

Car moi qui vous parle, moi qui jusqu'ici pensais naïvement pouvoir mériter la tendresse d'une femme et l'estime de mon coiffeur, lequel persiste depuis quinze ans à me saluer d'un cordial "Ah ! bonjour monsieuuuuh..." et d'un sourire extatique masquant mal son embarras tandis qu'il lance une battue jusqu'au tréfonds de sa mémoire broussailleuse pour y traquer le moindre indice de mon identité, avant d'enchaîner avec brio : "Il passera au shampooing ?", moi donc, je viens de comprendre avec effroi que j'ai gâché dix années de ma vie DEVANT mon écran ! Comme un con, je ne vous le fais pas dire.

Il est ainsi, dans l'existence, de ces révélations fulgurantes qui vous troublent plus qu'un best of de Jordy passé en boucle. Tenez, l'autre jour dans le métro. J'étais assis sur un strapontin en train de lire Guerre et Paix. Pour les deux qui suivent, c'est le passage où Pierre et Hélène viennent de s'embrasser dans le salon du prince Vassili, lorsque Pierre, qui cherche ses mots depuis un bon moment, dit enfin à Hélène :

- Tête de bite !

Je lève le nez et regarde, sidéré, celui qui vient de prononcer cette phrase mémorable. Certes, un observateur dépourvu de mon intuition et de ma sagacité ne verrait là qu'un grand couillon prépubère en jogging tançant un sien camarade occupé à le bombarder de pop-corn. Alors qu'il vient par cette formule lapidaire de lui résumer tout Freud en trois mots ! Là, je peux vous dire qu'on se sent humble. Je me replonge discrètement dans mon petit roman. La tehon.

Où j'en étais ? Ah oui, j'empoigne ma chaise et la fais illico passer de l'autre côté du bureau, derrière l'écran. Puis, saisissant une règle graduée, je déplace la chaise d'exactement vingt centimètres à droite, introduisant une subtile note d'humour décalé destinée à m'attirer les bonnes grâces d'un éventuel critique de Télérama égaré en ces lieux.

Me voici donc enfin installé DERRIERE mon écran. Eh bien, vous voulez que je vous dise ? C'est très surfait. Est-ce là cette fenêtre sur le monde tant vantée par les médias ? me dis-je en contemplant, perplexe, une couche de poussière duveteuse, quelques moutons replets, de fins lambeaux de toile d'araignée, trois mouches occises, deux mites fossilisées et un restant de sandwich à l'agonie.

Derrière moi, les lumières s'éteignent une à une dans l'immeuble d'en face tandis que je reste assis là, le cœur gros et le genou droit meurtri par le caisson de tiroirs. Je suis le veuf, l'inconsolé, l'homme qui dans la nuit noire parle au cul des écrans.

 ©2007-2019 Kyral

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